Dans le pays de tous les interdits où l'homosexualité est bannie, l'Etat
finance le changement de sexe de nombreux hommes et femmes.
Alors que l'islam règne sans partage entre Kaboul, Téhéran et Bagdad,
Alexandra Boulat, photographe de l'Agence VII, et Caroline Mangez, notre
journaliste, ont entrepris d'enquêter sur la vie quotidienne des "Femmes de
l'axe". Elles présentent, à Visa pour l'image, les premiers travaux de ce
reportage au long cours pour lequel elles se sont énormément investies.
Paris Match publie les images étonnantes qu'elles ont réalisées avec des
transexuels iraniens. Alors que l'homosexualité est toujours passible de la
peine de mort, pour éviter qu'elle ne se développe à la faveur de la
confusion des genres masculin et féminin, l'ayatollah Khomeyni a édicté, dès
1978, une fatwa autorisant toute personne à changer de sexe dès que sa
transsexualité est établie médicalement et reconnue par un juge religieux.
Effet pervers de cette loi, pour pouvoir vivre en paix avec leur conjoint,
de nombreux gays changent désormais d'identité sexuelle avec l'aval des
autorités.
Je le sais d’autant mieux que j’ai fait l’expérience des deux mondes : en tant qu’homme en Iran, j’ai plus de liberté et de choix qu’une femme », estime d’une voix presque ténébreuse Milad Kajouhinejad, 30 ans, tandis qu’il soulage son cou de la cravate qui l’enserre pour laisser poindre un torse ponctué de poils bruns. Ce geste viril, Milad se plaît à le répéter chaque soir depuis trois ans en rentrant de son travail d’agent immobilier, comme il se plaît à arborer un attaché-case et la barbe fournie qui sied aux musulmans pratiquants. « Je n’allais jamais à la mosquée pour ne pas avoir à mettre le tchador. Maintenant je peux prier en caleçon si ça me chante, et je ne m’en prive pas », ajoute-t-il. Cinq fois par jour Milad rend grâce à Allah. Au passage, il n’oublie pas de remercier feu l’ayatollah Ruhollah Khomeyni, « sans lequel les transsexuels auraient dû fuir l’Iran. C’est le premier à avoir rendu une fatwa autorisant un homme ou une femme à changer de sexe, avant même la révolution islamique de 1979, alors qu’il était encore en exil chez vous, à Neauphle-le-Château ». Certains disent que c’est en 1978, exactement, lorsque Fereydoon, un homme qui se sent femme, demande par courrier sa bénédiction à l’ayatollah.
Seule habitude conservée de sa vie passée de fille, Milad, ex-Maheoubeh, continue d’aider sa mère, Fatima, à la cuisine.
Plus de vingt-cinq
ans après la mort de leur « guide », d’autres en ont fait une légende : « Un
étudiant en théologie m’a expliqué que l’imam Khomeyni avait rendu ce
verdict après qu’un couple qui n’éprouvait plus de plaisir physique l’eut
contacté. Il leur aurait conseillé de changer de sexe et, une fois la femme
devenue homme, l’homme devenu femme, de se remarier », dit Mahnaz, 42 ans,
mère d’Athena Javaheri, « une fille qui avait besoin d’être délivrée de son
corps d’homme ». Très pieuse, Mahnaz dit que, sans l’avis favorable des
trois imams qu’elle consulta, jamais elle n’aurait laissé Hadi devenir
Athena, « quitte à ce qu’il se suicide. Ces trois grands ayatollah, qui sont
nos sources d’inspiration ont dit de le faire opérer le plus vite possible
».
C’était en 2003. Récemment. Bien avant de reconnaître ce droit assorti d’une
nouvelle identité aux transsexuels, durant des années, l’administration mise
en place par Khomeyni harcela, emprisonna nombre d’entre eux. « A l’époque
où Khomeyni a rendu son verdict, les mœurs étaient corrompues. Des centaines
d’homos et de lesbiennes se réunissaient au parc Laleh, en plein cœur de
Téhéran. En autorisant les transsexuels à changer de sexe, l’imam séparait
le bon grain de l’ivraie... » dit Milad, pragmatique, tout à son bonheur
d’être l’homme qu’il a toujours pensé être quand il s’appelait Maheoubeh, «
la bien-aimée »... De la fille qu’il fut ne restent que deux minuscules
incisions rosées, au creux des lobes de ses oreilles, où sa mère, Fatima,
s’évertuait autrefois à accrocher des anneaux. Et aussi cette photo en noir
et blanc de l’album de famille où Maheoubeh, 3 ans, pleure parce qu’elle est
coiffée d’une paire de couettes.
Dans le vaste appartement familial de Téhéran, Athena, parfaite hôtesse, sert le thé à sa sœur et à son père. Le petit garçon nommé Hadi est bien mort.
« Tous les
interdits pesant sur les femmes en Iran m’étaient appliqués, confie Milad.
Pas le droit de sortir, encore moins de consulter des médecins pour évoquer
mes problèmes et, bien sûr, port du voile obligatoire en public. Je cachais
des vêtements de garçon dans mon cartable pour jouer avec les gamins des
rues après l’école. » Son passé lui revient comme une succession de mauvais
souvenirs. Avec des compensations au mal-être : « J’avais un succès dingue
auprès des filles de ma classe. C’était l’occasion pour celles qui venaient
de familles strictes d’avoir un petit copain sans avoir l’air d’y toucher. »
« Oui, elles savaient qu’on ne pouvait pas leur prendre ce qu’elles avaient
de plus cher, leur virginité. Du coup, elles étaient très détendues. On ne
s’est jamais foutu de nous. En Iran, un homme avec des manières de femme est
méprisé, regardé de haut. Une fille qui se comporte et s’habille comme un
homme est respectée pour son fort tempérament », dit Amin, 28 ans, cette ex-meilleure
amie qui, n’ayant jamais eu ses règles, s’est vu prescrire par un médecin le
même parcours que Milad.
Maheoubeh a 9 ans quand son père, chauffeur routier, la surprend en train
d’embrasser langoureusement l’une de ses amies. Il ne dit rien, mais ne
pense pas moins que sa fille « bien-aimée » tourne « homosexuelle ». Autant
dire une criminelle dans cet Iran post-révolution où s’applique la loi
islamique et où l’homosexualité, interdite, est punie de coups de fouet, de
prison et même de peine de mort en cas de récidive. En 1986, pour «
réveiller » la féminité de Maheoubeh, ses parents la marient de force à un
cousin de 30 ans. Elle n’a que 12 ans mais un médecin d’Etat l’a déclarée «
apte », la veille de la cérémonie, après avoir simplement constaté que ses
seins sont formés et qu’elle a ses règles. Après le viol, elle fugue. «
J’étais costaude, forte en karaté et, même si ça a été pénible, je lui aurai
donné du fil à retordre », dit Milad d’un ex-époux qui n’a jamais décoléré.
« Après que la police m’a ramenée chez mon père, il a accepté de me laisser
divorcer quand je lui ai dit que, sinon, je me suiciderais », ajoute-t-il.
C’est sur les étagères d’une bibliothèque de la fac, plus tard, que
Maheoubeh découvre un ouvrage sur les transsexuels et l’existence en elle de
Milad. Le clergé iranien se targuant de pouvoir dicter le moindre des
détails de la vie des fidèles, c’est vers lui qu’elle – bientôt il – se
tourne : « J’ai commencé par voir un médecin légiste reconnu des autorités
iraniennes puis, pendant un an et demi, je suis passé entre les mains
d’experts et psychiatres. On m’a fait des centaines d’examens, un scanner du
cerveau. C’est finalement un juge religieux qui m’a délivré l’autorisation
pour ma première opération. » « En raison d’un trouble de l’identité
sexuelle », indique l’attestation médicale motivant la décision. A ce stade,
la jeune fille – elle a alors 26 ans – est rejetée par ses parents. Le père
: « Il a fallu des intellectuels pour nous y préparer, nous expliquer
qu’après on ne verrait pas la différence entre lui et les autres hommes. » «
Au début, on n’a pas apprécié », explique Fatima, cette mère que Milad aide
en cuisine, vieille habitude que ne partagent pas ses trois frères
maintenant qu’ils sont réconciliés. « Ma famille m’a mis dehors, il fallait
trouver de l’argent... De 6 heures du matin à minuit, je faisais le taxi. Le
reste du temps, je dormais dans ma voiture. »
Le processus prendra des années, lui coûtera des milliers de dollars, deux à
trois fois plus que les quelque 4 000 dollars qu’un chirurgien iranien
réclame pour faire d’un homme une femme. « C’est moi qui m’occupe d’obtenir
l’aide pécuniaire du comité de charité de l’imam Khomeyni pour les autres,
enfin les gens comme moi. On nous accorde des prêts sans intérêt jusqu’à 1
200 dollars. » Sur Internet, Milad avait pourtant lu que quatre opérations
suffisent. Greffes de peau, de nerfs, de muscles, il en est à vingt-trois en
trois ans et subira la dernière d’ici à la fin de l’année. « Mon chirurgien,
le Dr Khatir, a si bien fait que bientôt une femme n’y verra que du feu,
explique-t-il. C’est un précurseur. Il faisait déjà ça avant la révolution.
Je suis le seul en Iran, et peut-être même dans le monde, à avoir été aussi
loin, médicalement parlant. La dernière opération a été la plus dure... »
Deux fois quatre heures sur la table. Ses amis qui pleurent dans le couloir,
lui qui se voit mort récite ses dernières prières et ne lâche le foulard
qu’il serre entre ses dents pour ne pas hurler que pour dire au Dr Khatir :
« Continuez, plutôt mourir que rester femme. » Milad continue d’épargner
jusqu’au dernier centime afin de voir se volatiliser l’indésirable féminité.
« Mon certificat de naissance, ma carte d’identité et mon permis de conduire
ont été modifiés dès que je n’ai plus été une femme, en 2001. Pour la voix
grave, la carrure, la barbe, il y a les hormones... J’en prendrai toute ma
vie. » Milad, qui prétend avoir autant de succès qu’avant, porte une
alliance « pour que les femmes ne me harcèlent pas ». « Quand j’aurai fini
les opérations et que j’aurai assez d’argent, je songerai au mariage. »
Amin, désormais son meilleur ami, est déjà fiancé. Il travaille pour la très
stricte armée des gardiens de la révolution. Il y est respecté, personne ne
sait. « Dans la famille de ma future épouse, personne ne connaît mon
identité passée, dont toute trace a été effacée. J’aurais trop peur qu’ils
ne s’opposent au mariage prévu dans trois mois. Chez moi, ça a été bien
accepté jusqu’à la mort de mon père. Depuis que mes deux sœurs ont appris
qu’en étant devenu le seul héritier mâle de la famille j’avais droit, en
vertu de la charia, à deux fois leur part d’héritage, elles refusent de me
voir. »
Athena a déchiré toutes les photos de son enfance de petit garçon. Sa mère reconnaît que sa fille "avait besoin d'être délivrée de son corps d'homme".
Dans la société
iranienne dominée par les hommes, les filles qui ont la malchance de naître
avec un corps de garçon sont la risée du genre. A 24 ans, Setareh,
aujourd’hui devenue femme, en sait quelque chose pour avoir dû faire, quand
elle s’appelait encore Saeed, ses deux ans de service militaire. « La vie en
caserne a été un calvaire. Je me sentais de plus en plus femme alors qu’on
m’intimait l’ordre de parler d’une voix plus grave, de me montrer plus
masculin. Pour qu’on cesse de me ridiculiser, j’ai fini par vouloir
ressembler aux combattants du Hezbollah, laissant pousser ma barbe,
redoublant d’effort à l’entraînement. C’est à l’armée que je suis tombé
amoureux d’Ali le jour où il s’est battu contre trois soldats qui essayaient
de me violer sous la menace de couteaux. J’avais 19 ans, lui presque 21. Je
venais de découvrir que j’étais malade... Je dis “malade” parce que c’est ce
que pensent les gens ordinaires comme mes parents. C’est Ali qui m’a poussé
à faire les démarches pour changer de sexe et pour pouvoir l’épouser. » A
ses beaux-parents, ils ont fait croire depuis que Setareh est la sœur du
jeune Saeed qu’ils avaient connu. « Chaque fois que les parents d’Ali me
demandent des nouvelles de Saeed, je rougis et réponds qu’il est parti pour
un long voyage », dit Setareh qui ne sort jamais sans son tchador. « Ali,
ajoute-t-elle, y tient, comme il préfère que je me consacre aux tâches
ménagères. » Elle qui dispense le plaisir sans pouvoir l’éprouver – « On
m’avait prévenue » – se console de son sort.
Un œil rivé sur la télé qui diffuse des causeries religieuses, Mahnaz, la
maman d’Athena, 20 ans, demande si ce fils qui est désormais une fille
pourra, après de nouvelles opérations, lui donner des petits-enfants.
Ménopausée à 28 ans, Mahnaz n’a jamais voulu rien savoir d’autre finalement,
sinon que « c’était le choix de Dieu pour lui », et continue d’attendre des
miracles. « Au début, on a cru que cette idée bizarre de se travestir venait
de sa grand-mère qui adorait l’habiller en fille et le faire danser. » Dans
l’album, Athena a déchiré toutes les photos de son passé de petit garçon.
Sur celles des années 60, Hussein, son père, 52 ans aujourd’hui, affiche un
style digne de Jim Morrison. Vingt-cinq ans de révolution auront fait de lui
un homme dans la ligne qui ne laisse pas Athena sortir sans tchador : «
C’était inacceptable pour moi, mon seul fils ! Je l’ai battu jusqu’au jour
où il a tenté de se suicider. Ensuite, il a fallu que les médecins
m’expliquent qu’il n’était pas homosexuel pour que j’accepte l’opération. »
C’est ainsi que, selon Amin, par centaines, des homosexuels iraniens ont
fini par se prétendre hermaphrodites. « Le meilleur des psys ne fait pas la
différence entre un transsexuel et une lesbienne, affirme-t-il. Il suffit
donc d’aller à la pharmacie, de s’injecter soi-même de la testostérone pour
obtenir un papier officiel autorisant à se faire opérer. Beaucoup se
contentent, après, de se faire enlever un peu de poitrine pour pouvoir
s’adonner à leurs déviances. Quand ils se font arrêter, ce papier leur est
d’un précieux secours. »
En effet, il peut leur sauver la vie.
L’exposition «Les femmes de l’axe» est présentée à Perpignan au couvent des
Minimes. Autre exposition de Visa pour l’image dont les reportages ont été
publiés dans Paris Match (n° 2933) : « Hiroshima » par Gérard Rancinan, à
l’église des Dominicains.