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Paris Match

Pas de fatwa pour les transsexuels
Magazine:2936 du 25/8/2005

 

Dans le pays de tous les interdits où l'homosexualité est bannie, l'Etat finance le changement de sexe de nombreux hommes et femmes.

Alors que l'islam règne sans partage entre Kaboul, Téhéran et Bagdad, Alexandra Boulat, photographe de l'Agence VII, et Caroline Mangez, notre journaliste, ont entrepris d'enquêter sur la vie quotidienne des "Femmes de l'axe". Elles présentent, à Visa pour l'image, les premiers travaux de ce reportage au long cours pour lequel elles se sont énormément investies. Paris Match publie les images étonnantes qu'elles ont réalisées avec des transexuels iraniens. Alors que l'homosexualité est toujours passible de la peine de mort, pour éviter qu'elle ne se développe à la faveur de la confusion des genres masculin et féminin, l'ayatollah Khomeyni a édicté, dès 1978, une fatwa autorisant toute personne à changer de sexe dès que sa transsexualité est établie médicalement et reconnue par un juge religieux. Effet pervers de cette loi, pour pouvoir vivre en paix avec leur conjoint, de nombreux gays changent désormais d'identité sexuelle avec l'aval des autorités.

 

Je le sais d’autant mieux que j’ai fait l’expérience des deux mondes : en tant qu’homme en Iran, j’ai plus de liberté et de choix qu’une femme », estime d’une voix presque ténébreuse Milad Kajouhinejad, 30 ans, tandis qu’il soulage son cou de la cravate qui l’enserre pour laisser poindre un torse ponctué de poils bruns. Ce geste viril, Milad se plaît à le répéter chaque soir depuis trois ans en rentrant de son travail d’agent immobilier, comme il se plaît à arborer un attaché-case et la barbe fournie qui sied aux musulmans pratiquants. « Je n’allais jamais à la mosquée pour ne pas avoir à mettre le tchador. Maintenant je peux prier en caleçon si ça me chante, et je ne m’en prive pas », ajoute-t-il. Cinq fois par jour Milad rend grâce à Allah. Au passage, il n’oublie pas de remercier feu l’ayatollah Ruhollah Khomeyni, « sans lequel les transsexuels auraient dû fuir l’Iran. C’est le premier à avoir rendu une fatwa autorisant un homme ou une femme à changer de sexe, avant même la révolution islamique de 1979, alors qu’il était encore en exil chez vous, à Neauphle-le-Château ». Certains disent que c’est en 1978, exactement, lorsque Fereydoon, un homme qui se sent femme, demande par courrier sa bénédiction à l’ayatollah.

Seule habitude conservée de sa vie passée de fille, Milad, ex-Maheoubeh, continue d’aider sa mère, Fatima, à la cuisine.


Plus de vingt-cinq ans après la mort de leur « guide », d’autres en ont fait une légende : « Un étudiant en théologie m’a expliqué que l’imam Khomeyni avait rendu ce verdict après qu’un couple qui n’éprouvait plus de plaisir physique l’eut contacté. Il leur aurait conseillé de changer de sexe et, une fois la femme devenue homme, l’homme devenu femme, de se remarier », dit Mahnaz, 42 ans, mère d’Athena Javaheri, « une fille qui avait besoin d’être délivrée de son corps d’homme ». Très pieuse, Mahnaz dit que, sans l’avis favorable des trois imams qu’elle consulta, jamais elle n’aurait laissé Hadi devenir Athena, « quitte à ce qu’il se suicide. Ces trois grands ayatollah, qui sont nos sources d’inspiration ont dit de le faire opérer le plus vite possible ».

C’était en 2003. Récemment. Bien avant de reconnaître ce droit assorti d’une nouvelle identité aux transsexuels, durant des années, l’administration mise en place par Khomeyni harcela, emprisonna nombre d’entre eux. « A l’époque où Khomeyni a rendu son verdict, les mœurs étaient corrompues. Des centaines d’homos et de lesbiennes se réunissaient au parc Laleh, en plein cœur de Téhéran. En autorisant les transsexuels à changer de sexe, l’imam séparait le bon grain de l’ivraie... » dit Milad, pragmatique, tout à son bonheur d’être l’homme qu’il a toujours pensé être quand il s’appelait Maheoubeh, « la bien-aimée »... De la fille qu’il fut ne restent que deux minuscules incisions rosées, au creux des lobes de ses oreilles, où sa mère, Fatima, s’évertuait autrefois à accrocher des anneaux. Et aussi cette photo en noir et blanc de l’album de famille où Maheoubeh, 3 ans, pleure parce qu’elle est coiffée d’une paire de couettes.

Dans le vaste appartement familial de Téhéran, Athena, parfaite hôtesse, sert le thé à sa sœur et à son père. Le petit garçon nommé Hadi est bien mort.


« Tous les interdits pesant sur les femmes en Iran m’étaient appliqués, confie Milad. Pas le droit de sortir, encore moins de consulter des médecins pour évoquer mes problèmes et, bien sûr, port du voile obligatoire en public. Je cachais des vêtements de garçon dans mon cartable pour jouer avec les gamins des rues après l’école. » Son passé lui revient comme une succession de mauvais souvenirs. Avec des compensations au mal-être : « J’avais un succès dingue auprès des filles de ma classe. C’était l’occasion pour celles qui venaient de familles strictes d’avoir un petit copain sans avoir l’air d’y toucher. »

« Oui, elles savaient qu’on ne pouvait pas leur prendre ce qu’elles avaient de plus cher, leur virginité. Du coup, elles étaient très détendues. On ne s’est jamais foutu de nous. En Iran, un homme avec des manières de femme est méprisé, regardé de haut. Une fille qui se comporte et s’habille comme un homme est respectée pour son fort tempérament », dit Amin, 28 ans, cette ex-meilleure amie qui, n’ayant jamais eu ses règles, s’est vu prescrire par un médecin le même parcours que Milad.

Maheoubeh a 9 ans quand son père, chauffeur routier, la surprend en train d’embrasser langoureusement l’une de ses amies. Il ne dit rien, mais ne pense pas moins que sa fille « bien-aimée » tourne « homosexuelle ». Autant dire une criminelle dans cet Iran post-révolution où s’applique la loi islamique et où l’homosexualité, interdite, est punie de coups de fouet, de prison et même de peine de mort en cas de récidive. En 1986, pour « réveiller » la féminité de Maheoubeh, ses parents la marient de force à un cousin de 30 ans. Elle n’a que 12 ans mais un médecin d’Etat l’a déclarée « apte », la veille de la cérémonie, après avoir simplement constaté que ses seins sont formés et qu’elle a ses règles. Après le viol, elle fugue. « J’étais costaude, forte en karaté et, même si ça a été pénible, je lui aurai donné du fil à retordre », dit Milad d’un ex-époux qui n’a jamais décoléré. « Après que la police m’a ramenée chez mon père, il a accepté de me laisser divorcer quand je lui ai dit que, sinon, je me suiciderais », ajoute-t-il. C’est sur les étagères d’une bibliothèque de la fac, plus tard, que Maheoubeh découvre un ouvrage sur les transsexuels et l’existence en elle de Milad. Le clergé iranien se targuant de pouvoir dicter le moindre des détails de la vie des fidèles, c’est vers lui qu’elle – bientôt il – se tourne : « J’ai commencé par voir un médecin légiste reconnu des autorités iraniennes puis, pendant un an et demi, je suis passé entre les mains d’experts et psychiatres. On m’a fait des centaines d’examens, un scanner du cerveau. C’est finalement un juge religieux qui m’a délivré l’autorisation pour ma première opération. » « En raison d’un trouble de l’identité sexuelle », indique l’attestation médicale motivant la décision. A ce stade, la jeune fille – elle a alors 26 ans – est rejetée par ses parents. Le père : « Il a fallu des intellectuels pour nous y préparer, nous expliquer qu’après on ne verrait pas la différence entre lui et les autres hommes. » « Au début, on n’a pas apprécié », explique Fatima, cette mère que Milad aide en cuisine, vieille habitude que ne partagent pas ses trois frères maintenant qu’ils sont réconciliés. « Ma famille m’a mis dehors, il fallait trouver de l’argent... De 6 heures du matin à minuit, je faisais le taxi. Le reste du temps, je dormais dans ma voiture. »

Le processus prendra des années, lui coûtera des milliers de dollars, deux à trois fois plus que les quelque 4 000 dollars qu’un chirurgien iranien réclame pour faire d’un homme une femme. « C’est moi qui m’occupe d’obtenir l’aide pécuniaire du comité de charité de l’imam Khomeyni pour les autres, enfin les gens comme moi. On nous accorde des prêts sans intérêt jusqu’à 1 200 dollars. » Sur Internet, Milad avait pourtant lu que quatre opérations suffisent. Greffes de peau, de nerfs, de muscles, il en est à vingt-trois en trois ans et subira la dernière d’ici à la fin de l’année. « Mon chirurgien, le Dr Khatir, a si bien fait que bientôt une femme n’y verra que du feu, explique-t-il. C’est un précurseur. Il faisait déjà ça avant la révolution. Je suis le seul en Iran, et peut-être même dans le monde, à avoir été aussi loin, médicalement parlant. La dernière opération a été la plus dure... » Deux fois quatre heures sur la table. Ses amis qui pleurent dans le couloir, lui qui se voit mort récite ses dernières prières et ne lâche le foulard qu’il serre entre ses dents pour ne pas hurler que pour dire au Dr Khatir : « Continuez, plutôt mourir que rester femme. » Milad continue d’épargner jusqu’au dernier centime afin de voir se volatiliser l’indésirable féminité. « Mon certificat de naissance, ma carte d’identité et mon permis de conduire ont été modifiés dès que je n’ai plus été une femme, en 2001. Pour la voix grave, la carrure, la barbe, il y a les hormones... J’en prendrai toute ma vie. » Milad, qui prétend avoir autant de succès qu’avant, porte une alliance « pour que les femmes ne me harcèlent pas ». « Quand j’aurai fini les opérations et que j’aurai assez d’argent, je songerai au mariage. »

Amin, désormais son meilleur ami, est déjà fiancé. Il travaille pour la très stricte armée des gardiens de la révolution. Il y est respecté, personne ne sait. « Dans la famille de ma future épouse, personne ne connaît mon identité passée, dont toute trace a été effacée. J’aurais trop peur qu’ils ne s’opposent au mariage prévu dans trois mois. Chez moi, ça a été bien accepté jusqu’à la mort de mon père. Depuis que mes deux sœurs ont appris qu’en étant devenu le seul héritier mâle de la famille j’avais droit, en vertu de la charia, à deux fois leur part d’héritage, elles refusent de me voir. »

Athena a déchiré toutes les photos de son enfance de petit garçon. Sa mère reconnaît que sa fille "avait besoin d'être délivrée de son corps d'homme".


Dans la société iranienne dominée par les hommes, les filles qui ont la malchance de naître avec un corps de garçon sont la risée du genre. A 24 ans, Setareh, aujourd’hui devenue femme, en sait quelque chose pour avoir dû faire, quand elle s’appelait encore Saeed, ses deux ans de service militaire. « La vie en caserne a été un calvaire. Je me sentais de plus en plus femme alors qu’on m’intimait l’ordre de parler d’une voix plus grave, de me montrer plus masculin. Pour qu’on cesse de me ridiculiser, j’ai fini par vouloir ressembler aux combattants du Hezbollah, laissant pousser ma barbe, redoublant d’effort à l’entraînement. C’est à l’armée que je suis tombé amoureux d’Ali le jour où il s’est battu contre trois soldats qui essayaient de me violer sous la menace de couteaux. J’avais 19 ans, lui presque 21. Je venais de découvrir que j’étais malade... Je dis “malade” parce que c’est ce que pensent les gens ordinaires comme mes parents. C’est Ali qui m’a poussé à faire les démarches pour changer de sexe et pour pouvoir l’épouser. » A ses beaux-parents, ils ont fait croire depuis que Setareh est la sœur du jeune Saeed qu’ils avaient connu. « Chaque fois que les parents d’Ali me demandent des nouvelles de Saeed, je rougis et réponds qu’il est parti pour un long voyage », dit Setareh qui ne sort jamais sans son tchador. « Ali, ajoute-t-elle, y tient, comme il préfère que je me consacre aux tâches ménagères. » Elle qui dispense le plaisir sans pouvoir l’éprouver – « On m’avait prévenue » – se console de son sort.

Un œil rivé sur la télé qui diffuse des causeries religieuses, Mahnaz, la maman d’Athena, 20 ans, demande si ce fils qui est désormais une fille pourra, après de nouvelles opérations, lui donner des petits-enfants. Ménopausée à 28 ans, Mahnaz n’a jamais voulu rien savoir d’autre finalement, sinon que « c’était le choix de Dieu pour lui », et continue d’attendre des miracles. « Au début, on a cru que cette idée bizarre de se travestir venait de sa grand-mère qui adorait l’habiller en fille et le faire danser. » Dans l’album, Athena a déchiré toutes les photos de son passé de petit garçon. Sur celles des années 60, Hussein, son père, 52 ans aujourd’hui, affiche un style digne de Jim Morrison. Vingt-cinq ans de révolution auront fait de lui un homme dans la ligne qui ne laisse pas Athena sortir sans tchador : « C’était inacceptable pour moi, mon seul fils ! Je l’ai battu jusqu’au jour où il a tenté de se suicider. Ensuite, il a fallu que les médecins m’expliquent qu’il n’était pas homosexuel pour que j’accepte l’opération. » C’est ainsi que, selon Amin, par centaines, des homosexuels iraniens ont fini par se prétendre hermaphrodites. « Le meilleur des psys ne fait pas la différence entre un transsexuel et une lesbienne, affirme-t-il. Il suffit donc d’aller à la pharmacie, de s’injecter soi-même de la testostérone pour obtenir un papier officiel autorisant à se faire opérer. Beaucoup se contentent, après, de se faire enlever un peu de poitrine pour pouvoir s’adonner à leurs déviances. Quand ils se font arrêter, ce papier leur est d’un précieux secours. »

En effet, il peut leur sauver la vie.


L’exposition «Les femmes de l’axe» est présentée à Perpignan au couvent des Minimes. Autre exposition de Visa pour l’image dont les reportages ont été publiés dans Paris Match (n° 2933) : « Hiroshima » par Gérard Rancinan, à l’église des Dominicains.
 

Auteur : Caroline Mangez
Photos : Alexandra Boulat